Grégoire de NYSSE

Grégoire de NYSSE (v. 335-395) écrits

Saint, moine et évêque

 

« Jésus leur dit : Je vous ai donné pouvoir sur toute la puissance de l’Ennemi »

 

« Attrapez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur » (Ct 2,15). Pouvons-nous pénétrer justement la profondeur de cette pensée ? Quelle merveille de la grandeur divine est ici enfermée, quelle transcendance de la puissance de Dieu nous est révélée dans ce texte !

Celui dont il est parlé avec des expressions si fortes, l’homicide, le puissant en malice (…) le dominateur de la puissance des ténèbres (Ep 6,12), celui qui a la puissance de la mort (He 2,14), (…) celui enfin dont le Verbe nous décrit la nature redoutable, en le montrant si grand et si puissant, chef des légions démoniaques, comment la véritable et l’unique Puissance le nomme-t-elle ? Un petit renardeau. Et toute sa suite, toute l’armée qu’il a à son service, c’est ainsi que les nomme, dans un égal mépris, celui qui encourage les chasseurs à la chasse. (…)

Peut-être peut-on dire que ces chasseurs sont les saints apôtres qu’il a envoyés chasser de telles bêtes et à qui il a dit : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes » (Mt 4,19). En effet, ils n’auraient pu mener à bien leur pêche d’hommes et prendre les âmes des sauvés dans le filet de leur message, s’ils n’avaient auparavant chassé ces bêtes, ces petits renards, de leur tanières, je veux dire des cœurs où ils étaient tapis pur y faire une place où le Fils de Dieu puisse reposer la tête, quand la race des renards n’aurait plus de gîte dans les cœurs.(…)

Le Verbe leur dit : Toutes ces puissances de la terre contre lesquelles l’homme mène sa lutte, (…) ne sont que de petits renardeaux, rusés mais pitoyables si on les compare à votre puissance. Si vous les maîtrisez, alors notre vigne, c’est-à-dire la nature humaine, recouvrira sa beauté propre, et elle préludera à la charge des grappes par les fleurs de la vie vertueuse. « Attrapez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur ».

Les petits renards (La Colombe et la Ténèbre;
trad. Canévet; éd. du Cerf, 1992; p. 68-70; rev.)

« Ordonnez en moi l’amour » (Ct 1,4)

 

« Ordonnez en moi l’amour. » (Ct 1,4) Nous recevons ici un enseignement particulièrement élevé, à savoir quelle est la charité que nous devons avoir envers Dieu et quelle conduite nous devons tenir à l’égard des hommes. S’il faut « que tout se passe dans l’ordre et décemment » (1 Co 14,40), combien plus rigoureux encore ne doit pas être l’ordre à ce niveau ! (…)

Il faut donc que nous connaissions l’ordre de la charité que nous enseigne la Loi, c’est-à-dire comment nous devons aimer Dieu et comment nous devons aimer nos ennemis, afin de ne jamais inverser l’ordre de l’accomplissement de la charité. Il faut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces et de toute sa sensibilité, et le prochain comme soi-même ; sa femme, si l’on est un homme au cœur pur, « comme le Christ aime l’Église » (Ep 5,25), et si l’on est sujet aux passions, « comme son propre corps » (Ep 5,28) : c’est ce que nous commande Paul qui a fixé l’ordre en cette matière ; son ennemi sans rendre le mal pour le mal, mais en répondant à l’injustice par le bienfait.

Mais en réalité, on peut voir chez la plupart des gens l’ordre de la charité confondu et bouleversé ; en ne s’adaptant pas comme il faut à ses divers objets, elle s’égare dans son exercice. Ce sont les richesses, les honneurs, ou encore les femmes, s’ils éprouvent pour elles des désirs ardents, qu’ils aiment de toute leur âme et de toute leur force au point d’être capables de perdre leur vie pour cela, mais ils n’aiment Dieu qu’autant qu’il leur convient, ils montrent à peine envers leur prochain la charité que l’on doit à ses ennemis ; et à leur égard de qui les hait, ils ne pensent qu’à rendre en pire le mal qu’ils ont reçu.

C’est pourquoi l’Épouse dit : « Ordonnez en moi l’amour » (Ct 1,4) afin que je donne à Dieu tout ce qui lui est dû et que pour chacun des autres je trouve la mesure qui convient.

L’ordre de la Charité (La Colombe et la Ténèbre,
 trad. Canévet; éd. du Cerf, 1992; p. 46-47; rev.)

« Que votre lumière brille »

 

C’est une création du monde que la fondation de l’Église : en elle, selon l’expression du prophète (cf. Is 65,17), un ciel nouveau est créé ─ qui est « la solidité de la foi au Christ » (Col 2,5), comme le dit Paul ─ , une terre nouvelle est fondée « qui boit la pluie descendue sur elle » (He 6,7), un autre homme est façonné qui est renouvelé par la naissance d’en haut, à l’image de son Créateur ; la nature des astres devient tout autre, eux dont il est dit : « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5,14) et : « Là où vous brillez comme les lumières du monde » (Ph 2,15), et comme des astres nombreux qui montent dans le firmament de la foi

Il n’est pas étonnant qu’il y ait dans ce monde nouveau une multitude d’astres dénombrée et dénommée par Dieu. Et le Créateur de pareils astres dit que leur nom est écrit dans les cieux ─ c’est ainsi que je comprends la parole du démiurge de cette nouvelle création : « Vos noms sont écrits dans les cieux » (Lc 10,20). La multitude des astres que le Verbe y crée n’est pas le seul paradoxe de cette nouvelle création : il y a encore le nombre de soleils créés qui éclairent toute la terre habitée des rayons de leurs bonnes œuvres, comme le dit l’Auteur de ces soleils : « Que votre lumière brille à la face des hommes » (Mt 5,14), et : « Alors les justes brilleront comme le soleil » (Mt 13,43).

De même que l’homme qui observe le monde sensible et qui a connu la sagesse manifestée par la beauté de ses réalités, en déduit, à partir de ce qu’il voit, la beauté invisible et la source de cette sagesse dont l’écoulement établit la nature des êtres, de même celui qui porte ses regards sur ce monde nouveau de la création de l’Église voit dans ce monde Celui qui est et devient tout en tous, et il conduit, par le chemin des réalités finies et compréhensibles, sa connaissance jusqu’à l’incompréhensible

La fondation de l’Église (La Colombe et la Ténèbre,
 trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992 ; p. 183-184 ; rev.)

« L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle »

 

Quand la sainte Écriture nous instruit de la réalité vivifiante, qu’elle nous parle par une prophétie émanant de Dieu : « Ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive » (Jr 2,13), ou dans les paroles du Seigneur à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, peut-être est-ce toi qui le lui demanderais, et il te donnerait l’eau vive » (Jn 4,10), ou encore : « Si quelqu’un a soif qu’il vienne à moi et qu’il boive » car : « Celui qui croit en jailliront de son sein. Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en Lui » (Jn 7,37.39), partout la divine nature est désignée sous le nom d’eau vive.

Le témoignage sans mensonge du Verbe atteste que l’Épouse [du Cantique (Ct 4,15)] est un puits d’eau vive, dont le courant descend du Liban. Y a-t-il rien de plus paradoxal ? Alors, en effet, que tous les puits contiennent une eau dormante, seule l’Épouse a en elle une eau courante, en sorte qu’elle a la profondeur du puits et en même temps la mobilité du fleuve. Qui pourrait exprimer convenablement les merveilles indiquées par cette comparaison ? Il semble qu’elle ne puisse s’élever plus haut, puisqu’elle est semblable en tout à la Beauté archétype. Elle imite parfaitement par son jaillissement le jaillissement, par sa vie la vie, par son eau l’eau.

Vivant est le Verbe de Dieu, vivante aussi l’âme qui a reçu le Verbe. Cette eau découle de Dieu, selon ce que dit la Source : « Je suis sorti de Dieu, et je suis venu » (Jn 8,42). Et elle-même contient ce qui coule dans le puits de l’âme, et par là elle est le réservoir de cette eau vive qui coule, ou mieux qui ruisselle du Liban (cf. Ct 4,15).

Le puits d’eau vive (La Colombe et la Ténèbre,
 trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992 ; p. 127-128 ; rev.)

Le parfum de l’Époux

 

Un mélange savant et harmonieux d’aromates nombreux et divers qui ont chacun leur odeur particulière constitue une essence parfumée dont la composition prend le nom de nard, nom que l’on tire d’une des herbes odorantes qui entrent dans sa préparation ; l’odeur répandue par l’union de tous ces aromates particuliers est perçue par la sensibilité purifiée comme la bonne odeur même de l’Époux. (…)

Et si le nard de l’Évangile a quelque parenté avec le parfum de l’Épouse [du Cantique des Cantiques], on peut, si on le désire, déduire de ce que nous avons écrit quel était ce « vrai nard, très coûteux » (Jn 12,3), qui fut versé sur la tête du Seigneur et emplit toute la maison de sa bonne odeur. Peut-être en effet ce parfum n’est-il pas étranger à celui qui donne à l’Épouse l’odeur de l’Époux. Dans l’Évangile, il est versé sur le Seigneur et emplit de la bonne odeur la maison dans laquelle avait lieu le repas. Ici aussi, me semble-t-il, la femme avait par ce parfum signifié à l’avance, par quelque inspiration prophétique, le mystère de la mort du Seigneur, comme en témoigne celui-ci, quand il dit : « Elle a pourvu à l’avance à mon ensevelissement. » Et il nous enseigne que la maison remplie de la bonne odeur signifie le monde entier et toute la terre, quand il dit que « partout où sera proclamée cette bonne nouvelle dans le monde entier, l’odeur du parfum sera répandue avec l’annonce de l’Évangile » et que « l’Évangile gardera sa mémoire » (cf. Mt 26, 12 ; Mc 14,8).

De même que dans le Cantique des Cantiques le nard donne à l’Épouse l’odeur de l’Époux, de même dans l’Évangile la bonne odeur du Christ se communique à tout le corps de l’Église, sur toute la terre et dans le monde entier, elle qui alors avait rempli la maison.

L’odeur du nard (La Colombe et la Ténèbre,
 trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992 ; p. 29-32)

« Je vous laisse la paix. Que votre cœur ne soit pas effrayé. »

 

[« Viens du Liban, mon Épouse, viens du Liban, tu viendras, tu parviendras à partir des commencements de la foi, des cimes de Sanir et de l’Hermon » (Ct 4,8 trad. LXX utilisé par G. de Nysse).] C’est à juste titre que le Verbe fait mention des lions et des léopards, afin de rendre plus douce, par comparaison avec des choses déplaisantes, la jouissance de ce qui charme. (…) L’homme, ayant perdu autrefois la ressemblance de Dieu, a été changé en bête sauvage à l’imitation de la nature animale et est devenu léopard et lion par sa vie de péché. (…)

La vie dans la paix devient plus douce après une guerre, et les sombres récits la rendent délicieuse. La santé est un bien plus doux aux sens de notre corps quand, au sortir des horreurs de la maladie, notre nature se rétablit. De même le divin Époux, pour faire croître dans l’âme qui monte vers lui l’intensité et la plénitude de la joie que lui donnent les biens, ne se contente pas de montrer à son Épouse sa propre beauté, mais il lui rappelle l’horrible forme des bêtes, afin qu’elle fasse davantage ses délices des beautés présentes, en faisant la comparaison avec ce contre quoi elle les a échangées.

Peut-être aussi le Verbe prépare-t-il providentiellement quelque autre grâce pour son Épouse. Il veut en effet que, bien que par nature sujets au changement, nous ne glissions pas vers le mal par la faute de notre nature changeante, mais que par un progrès continuel vers la perfection nous nous aidions de cette disposition au changement pour monter vers les biens supérieurs et qu’ainsi le caractère changeant de notre nature nous rende impossible le changement en mal. C’est pourquoi le Verbe, en pédagogue et en gardien, pour nous éloigner du mal, nous rappelle les bêtes qui nous ont un jour dominés, afin que, nous détournant du mal, nous réalisions notre stabilité et notre immobilité dans le bien et, ne cessant de changer en bien, nous ne changions pas en mal.

Le repaire des lions (La Colombe et la Ténèbre,
trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992 ; p. 103-105)

Jésus lui dit : Toi, suis-moi.

 

[« Lève-toi, viens, ma bien-aimée, ma belle, ma colombe » (Ct 2, 10 ».] La nature divine entraîne l’âme humaine à participer à elle, elle transcende toujours celle-ci d’une façon égale par son éminence dans le bien. L’âme grandit toujours dans sa participation au transcendant et ne cesse jamais de croître ; mais le bien auquel elle participe demeure le même, se manifestant toujours aussi transcendant à l’âme qui y participe toujours davantage.

Nous voyons ainsi le Verbe guider l’Épouse vers les sommets, par les ascensions de la vertu, comme dans la montée d’une échelle. Il lui envoie d’abord un rayon de lumière par les fenêtres des prophètes et les treillis des commandements de la Loi et lui ordonne de s’approcher de la lumière et de devenir belle en prenant dans la lumière la forme de la colombe. Ensuite, quand elle a eu part à ces biens dans toute la mesure où elle peut les contenir, il l’attire à nouveau, comme si elle n’avait encore aucune part aux biens, à la participation de la beauté transcendante. Ainsi au fur et à mesure qu’elle progresse vers ce qui surgit toujours en avant d’elle, son désir augmente, lui aussi, et l’excès des biens qui se manifestent toujours dans leur transcendance lui fait croire qu’elle en est toujours au début de son ascension.

C’est pourquoi le Verbe dit à nouveau : « Lève-toi » (Ct 2, 13) à celle qui est déjà levée, et : « Viens » à celle qui est déjà venue. Celui qui se lève ainsi en effet ne finira jamais de se lever, et celui qui court vers le Seigneur n’épuisera jamais le large espace pour la course divine. Il faut donc toujours se lever et ne jamais cesser de s’approcher dans sa course ; car chaque fois que le Verbe dit : « Lève-toi » et : « Viens », il nous donne la force de monter plus haut.

De colombe en colombe (La Colombe et la Ténèbre,
trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992 ; p. 64-65 ; rev.)

« Lève-toi, viens… » (Ct 2,10)

 

« Lève-toi et viens… » (Ct 2,10) Il ne suffit pas de te relever de ta chute, dit [l’Époux], avance et progresse dans le bien jusqu’au bout de ta course vers la vertu. C’est ce que nous enseigne l’histoire du paralytique. Le Verbe ne se contente pas de lui faire soulever son lit, mais lui enjoint de marcher (Mt 9,5) : le mouvement de la marche signifie, je pense, la progression et la croissance dans le bien.

« Lève-toi, viens » : quelle puissance dans cet ordre ! La voix de Dieu est véritablement une voix de puissance, comme dit le psalmiste : « Voici qu’il élève la voix, voix de puissance » (Ps 67,34), et : « Lui parle, ceci est. Lui commande, ceci existe. » (Ps 32,9) Dans notre texte aussi il dit à celle qui est couchée : « Lève-toi, viens » ; et sans délai sa parole devient acte. Car à peine a-t-elle reçu la puissance du Verbe qu’elle témoigne le Verbe lui-même qui l’appelle, quand il dit : « Lève-toi, viens, ma bien-aimée, ma belle, ma colombe » (cf. Ct 2,13-14). (…)

De même que l’Épouse avait pris l’apparence du serpent, lorsqu’elle gisait à terre et fixait les yeux sur lui, de même, dès qu’elle s’est levée et a tourné son visage vers le Bien en tournant le dos au mal, elle prend l’apparence de ce vers quoi elle s’est tournée. Elle se tourne vers la beauté archétype : c’est pourquoi, s’approchant de la lumière, elle devient lumière. Et dans la lumière, elle réfléchit la belle forme de la colombe, je veux dire de cette colombe dont la forme révèle la présence de l’Esprit Saint.

Lève-toi et viens (La Colombe et la Ténèbre,
trad. Canévet, éd. du Cerf, 1992; p. 59-60; rev.)